Pascal Gleizes et Michel Durantin -Photo Jean-Pierre Estournet

La puissance de l’association

 

par Valérie Durin, comédienne

auteur de « CORNEILLE MOLIERE L’ARRANGEMENT», pièce en quatre actes pour deux acteurs.

Corneille a-t-il écrit les pièces de Molière ?

 

Les moliéristes s’insurgent suffoqués par l’insolence renouvelée, les cornéliens approuvent avec une agressivité croissante. Joli champ de bataille qui finit par faire bayer aux corneilles et soupirer Célimène.

Célimène. Justement. J’ai eu la chance de jouer Célimène vingt ans après Chimène. Et tous les soirs Célimène réveillait cette Chimène devenue pourtant lointaine dans la mémoire de la comédienne. Les moliéristes me répondront que Molière écrivait à la mode de son temps, c’est à dire celle de Corneille -pourtant dépassé dès les années 60-, les cornéliens affirmeront que Le Misanthrope sort de la main de Corneille. L’intuition d’une force cornélienne dans les vers de Molière dont parle si précisément Jean-Laurent Cochet je la reconnais.

Et après ? Pourquoi ne pas continuer de se réjouir que Molière soit adoré et intouchable ? Qu’il soit un produit ne change rien. Son théâtre est d’une puissance magistrale et le sera encore très longtemps. En quoi ternit-il la grandeur de Corneille ? Pourquoi faire de lui un imposteur ? La polémique m’ennuie et nombre de mes compagnons acteurs m’emboîtent le pas.

La question qui m’intéresse c’est l’auteur au Théâtre.

De tout temps, les acteurs ont contribué à l’écriture des pièces. On aménage l’auteur vivant, on le « raccommode » au gré de la distribution. On invente à partir d’un canevas, d’une situation. L’acteur peut devenir auteur de la pièce parfois au delà de l’écrivain. Comme le démontrent clairement Dominique Labbé, Hippolyte Wouters, Denis Boissier, leurs confrères et consoeurs brillants chercheurs, au XVIIème siècle on disait « comédien poète » ou « façon d’auteur ». L’auteur était « l’apporteur », celui qui donnait la pièce à la troupe. Cette notion éclairante est à mon sens celle qu’on est en devoir aujourd’hui de transmettre. Celle qu’on a le plus de chance de faire entendre. La vérité d’un Molière homme de théâtre qui n’écrit pas, sera peut-être ainsi comprise sans blessures. Je veux garder la naïveté d’y croire.

Corneille compose, Molière dispose. Corneille écrit, Molière construit. La scène de monsieur Dubois du Misanthrope ou de monsieur Dimanche de Dom Juan semblent improvisations du plateau, la virtuosité de l’écriture est brutalement remisée pour laisser jaillir le grossier ouvrage, la nécessité comique. Molière s’empare de la matière brute d’une oeuvre sortie de la main de Corneille (ou d’autres mains) et se l’approprie sans autre forme de procès. Les scènes finales paraissent souvent construites sur un modèle commode, consensuel. Une façon ostensible de s’arranger sans scrupule, sans crainte de réduire la richesse de l’oeuvre. Cette liberté, cette prise de pouvoir sur l’écrit est d’une modernité qu’on n’a pas encore fini de mesurer. Le culte de l’écrit garde aujourd’hui de solides accroches. Les règles liées aux auteurs et à leurs droits entravent beaucoup trop les productions théâtrales. On peut se réjouir toutefois que la tendance générale soit à l’invention, à l’attaque des textes sous un angle débridé.

Jusqu’à la fin de sa vie, Corneille travaillera au « polissage » de la richesse de ses vers, à leur sublimation, il se consacrera à l’édition de ses oeuvres complètes, au genre noble. Les pièces de Molière, elles, sortent de la scène et de ses contradictions, du corps des acteurs, de leur participation. C’est peut-être cette dimension supplémentaire qui les rend si vivantes, riches de leurs déséquilibres et maladresses, supérieures à mon sens à celles de Corneille dans leur modernité. La vie est faite de ratages. On avance, on ne réussit qu’en ratant. Le visionnaire Tchekhov n’a cessé de l’affirmer. « Échouer mieux » dit Beckett, puis Lagarce en recherchant opiniâtrement une certaine forme d’échec comme une nécessité artistique… Avant eux, est passé Molière…

La puissance c’est l’association. Une oeuvre doit-elle nécessairement dépendre d’un père unique ? Nos monuments ne sont-ils pas souvent le fruit de plusieurs mains, accords et compléments ? À l’heure de la multiplication des écrits, des blogs, du brassage anonyme sur le net pourquoi ce souci de propriété encore si tenace alors que chacun a pu vérifier qu’il ne serait rien sans partenaire ?

Corneille et Molière (et d’autres) se sont arrangés. Pour que la pièce soit jouée, la parole entendue, pour que la troupe survive. Pour l’argent, pour que les querelles se renouvellent, que le succès retentisse, pour que le roi soit satisfait. Pour que l’amour reste vif.

C’est cet arrangement que j’ai eu envie de mettre en scène. Cette collaboration qui ressemble si fort à celle de tous, de nous autres, créateurs, artisans, dépositaires d’œuvres, hommes ou femmes de l’ombre ou de la lumière, selon l’arrangement contracté.

Corneille n’aime pas la société, il est mal à l’aise dans les salons quand il s’agit de lire ses oeuvres, Molière vit presque à la Cour, mène la danse avec sa troupe et son public. Nous avons là un homme d’intérieur et un homme d’extérieur. Un misanthrope et un mondain. Quelle rencontre ? Molière et Corneille ont pourtant semble-t-il aimé les mêmes femmes, les mêmes théâtres, les mêmes mots… Corneille adresse ses stances amoureuses à Madeleine Béjart, Cataut De Brie, Marquise Du Parc, Armande Poquelin… Toutes les femmes de Molière ! Troublant rapprochement. Jusqu’à ce jeune acteur Michel Baron qui déclenche les passions de Molière et que Corneille adopte comme son favori. Molière, lui s’entête à créer les tragédies de Corneille passées de mode, au risque de déplaire au Roi. Frappante attirance réciproque, le champ de l’amitié est ouvert, fragile et fort. Une fertile matière de jeu.

De 1658 à 1673, des Précieuses ridicules aux Femmes savantes -deux pièces qui témoignent de la revanche de Corneille et de la consécration de Molière- l’arrangement déroule en une heure trente quinze années de travail, de théâtre, de querelles, d’amours, de triomphes, d’échecs, de deuils et de solitude.

Je souhaite rendre les palpitations concrètes, les interrogations modernes, le sujet populaire, la situation comique, les cœurs bouleversés. Je raconte un mariage. Mariage arrangé de Corneille et de Molière, ou l’histoire d’une acceptation, d’un abandon réciproque. Abandon d’un homme initié à un homme d’intuition. Abandon de l’homme intrépide amant à l’homme mûr amoureux. Abandon de la richesse et du talent de l’un à l’insolente et éclatante vérité de l’autre.

Nous avons joué en ville dans les théâtres, en campagne à domicile, dans les festivals, dans des collèges et des lycées, dans des prisons, des hôpitaux, des lieux d’accueil pour public empêché… où nous avons reçu un accueil formidable. Le ton est jubilatoire, les comédiens inventifs et percutants. Des interrogations, beaucoup d’enthousiasme, on rit, on s’étonne, mystère et familiarité mêlés et chez les enseignants, l’envie de développer le thème.

Il y a quelques jours j’ai été frappée par l’histoire d’un couple francilien qui vit « rue Pierre Corneille ». Ils m’ont raconté que la plupart de leurs voisins ou des commerçants de leur quartier ignoraient absolument tout de ce Pierre Corneille. Jusqu’au Cid… Un peu plus loin, on trouve la rue Molière. Là on se repère un peu plus. On sait à peu près qu’il s’agit d’un auteur de pièces de théâtre. Mais quand, il y a quelques années de cela, à la sortie de la cérémonie des Molières un journaliste a la joyeuse idée d’interviewer les personnes qui quittent la salle en leur demandant de citer une phrase de ce Molière, on est stupéfié de constater qu’une personne sur dix est à peine capable d’aligner trois mots « galère…  au voleur… le petit chat est mort… ». (et il s’agit la plupart du temps de personnalités de la profession)

Ces anecdotes pour tenter de dire encore ceci : enseigner que Corneille a écrit Molière n’est pas plus urgent que de continuer de jouer Corneille et Molière. Afin de ne pas les voir tous les deux sombrer dans la confusion de nos ignorances.